top of page

"Gorbatchev, en aparté", veuf crépusculaire



Film documentaire réalisé par Vitaly Mansky, (Arte, le 17août 2021)

A voir et revoir. Je l'ai vu trois fois pour bien regarder, bien écouter, bien comprendre, bien analyser. Mikhaïl Gorbatchev (90 ans), on l'a beaucoup vu entre la moitié des années 1980 et le début de la décennie suivante. Il respirait alors la santé. On le retrouve, disons trente ans plus tard, quasiment méconnaissable. Je me suis même demandé si ce n'était pas un comédien !

Il s'agit bien de lui. Avec le poids des ans, et surtout l'absence de sa femme Raïssa (1932-1999). Depuis la disparition de son épouse, il survit. Inconsolable. Quand il parle d'elle, on sent son amour et sa détresse.

L'interview se déroule souvent quand il mange. On songe à un bouddha, à Orson Welles ou Falstaff, ce qui revient au même. Il vit dans un grand appartement étatique. La solitude règne de partout. Poutine s'occupe bien de lui, puisque Gorbatchev a du personnel à son service. L'ex-icône des années 1980-1990 dit qu'il a gagné de l'argent avec des conférences. L'une d'elles lui a rapporté 400 000 dollars. D'un seul coup, il n'en revient toujours pas. Il sent qu'il trouve affligeant la duperie commerciale capitaliste. Sa fille et ses deux petites-filles vivent "là-bas". Ce là-bas, pour lui c'est sans doute l'enfer. Il est d'un autre temps. Le sien.

Malade, fatigué, il n'a rien perdu de son sens de la répartie. A la fois intelligent et sensible.

Ses silences sont lourds de sens. Magnifique attitude. Tragique aussi.

Un fauve qui se retient de sortir les griffes. Il dit perdre la mémoire mais se souvient d'un aphorisme d'Essenine sur l'amitié:

-"Mon ami tu vis dans mon coeur. Que le départ imprévu soit de nos retrouvailles annonciateur..."

Il chante aussi un poème à retenir tant il est sublime. Il le clame sans note. Pour quelqu'un qui perd la mémoire c'est sensationnel ! Un récitant de haut parage. Il vibre et fait vibrer.

"Sous la montagne majestueuse

s'étend une forêt

verdoyante et plantureuse.

Un paradis, un vrai !

Sous la forêt coule une rivière

qui brille comme le cristal

et fuit, ventre à terre.

Au plus profond du val

près de la rive, au calme

des barques sont amarrées.

Trois saules à l'air maussades

sur elles sont penchées

tristes à l'idée de perdre leurs feuilles

venu le froid

passé l'été

et de devoir en faire le deuil !

Rassure-toi douce rivière

le printemps reviendra

mais ma jeunesse envolée

Elle, ne reviendra pas"

Ici on est sous la douce emprise de l'âme russe, celle des grands maîtres: Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine, Gogol, Tchekhov, Boulgakov... Douce parce que tout est si vrai, si juste, si bien dit. Des mots d'apparence si pauvres. L'éclat de la simplicité.

Faut voir Gorbatchev tapoter la table avec ses mains. Si vivant et en même temps dans l'attente de la mort. On le voir devant la tombe qui contient sa femme. "Une place m'est réservée" dit-il. Sa statue y est déjà.

Gorbatchev nous dit que le miel lui a sauvé la vie quand il avait cinq ans. Il a avalé tout le pot !

"Le temps coule à flots et pas goutte à goutte", dit-il.

On le dit fossoyeur de l'URSS. Lui, voulait la transparence.

Il conserve ses modèles de jeunesse, dupe de rien. Il conserve son plus beau sens au mot socialisme, tant abîmé par les tortionnaires et sans aller jusque-là- c'est à dire le crime- simplement par les ambitieux, les carriéristes, prêts à tuer père et mère pour réussir comme ils disent. Ce qui est pour moi, le plus cinglant des échecs. Tout ce que l'on obtient par magouille n'a aucune valeur. C'est pour cela que Camus se sentait si seul à Paris, zone infectée de Rastignac, rien que des clones interchangeables. Une sorte de foire aux bovins primés, comme le pensait Georges Simenon.

Gorbatchev a su conquérir le pouvoir avec tout ce que cela comporte de tractations.

Homme de pouvoir mais il faut plus retenir homme que pouvoir.

Quand il entend Poutine adresser les bons voeux, Gorbatchev dit: "Quel timing!" car le discours s'arrête au moment où sonne les cloches. La remarque qui dézingue. Poutine endormait le peuple avec les boules de Noël que l'on ressort chaque année.

Ce documentaire est aussi poignant que Nick's Movie (1980) de Win Wenders qui a filmé le cinéaste Nicholas Ray au seuil de la mort.

Cet homme sur l'écran avec son déambulateur, c'est nous. Dans le meilleur des cas.

Un humaniste égaré chez les loups. Il a été loup lui-même mais ce n'était qu'un masque.




Comments


bottom of page